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Revenir à Duras et à Lol V. Stein

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Marguerite Duras, Lol V. Stein, Le ravissement de Lol V. Stein, Pierre Dumayet, Bernard Alazet, Michel de Certeau, Bibliothèque de La Pléiade, Moderato Cantabile,Revenir vers Lol V. Stein… Marguerite Duras elle-même l’a fait, toute sa vie. Et elle a poursuivi Lol V. Stein dans tous ses personnages féminins depuis cette année 1963, où elle a inauguré « une littérature qu’[elle n’avait ] jamais abordé, qui lui [était] à la fois nécessaire et inconnue »[1], une littérature que critiques et lecteurs ont, eux aussi, ressenti comme nécessaire, fascinante et mystérieuse.

Revenir vers Lol V. Stein… 50 ans après la parution du Ravissement de Lol V. Stein, quelques décades après ma première lecture que je ne situe plus, ni dans le temps, ni dans l’espace. Mon exemplaire du livre, dans la collection folio, est éculé, et j’ajoute dans ses marges une nouvelle couche d’annotations au crayon dit « à papier ». A chaque fois que mon regard s’arrête sur la couverture du livre, je me réjouis qu’une toile de Rothko de 1957, « Rouge, blanc, brun » serve d’emblème au texte.

Revenir vers Lol V. Stein avec un objectif spécifique et un point de vue particulier : se mettre dans la posture de ceux qui, parmi mes auditeurs à la Sorbonne du 2 septembre 2014, n’auront pas lu Le Ravissement de Lol V. Stein, ou de ceux qui en auront tenté la lecture et l’auront abandonnée après quelques pages.

 

Ce livre abolit tous les repères, ceux du lecteur, comme ceux de l’auteur. Lol V. Stein est un livre de rupture. Le lecteur se retrouve face à « un objet lisible non identifié » produit par une auteure qui a effectué une plongée dans un état de l’être jamais décrit jusque là :

« Je pense que quelque chose a été franchi, là, dans Lol, mais qui m’a échappé, parce qu’on peut franchir des seuils et que ça ne se traduise pas dans la conscience claire, peut-être un seuil d’opacité (...). J’écrivais, et tout d’un coup j’ai entendu que je criais, parce que j’avais peur. Je ne sais pas très bien de quoi, j’avais peur. C’était une peur... apprise aussi, une peur de perdre un peu la tête »[2]

 Le style bouge, s’adapte pour rendre compte de cette opacité, de cette étrangeté, de la peur. A la sortie du livre, certains critiques ont célébré « l’écriture simple et incantatoire à la fois, qui agit sur vous comme un charme »[3], d’autres se sont emportés contre ce qu’ils qualifiaient de préciosité langagière.

 Duras s’est mise à faire du Duras, plus encore que dans Moderato Cantabile, son dernier grand succès romanesque paru en 1958. Elle est entrée dans une pratique de la langue que certains rapprochent du « discours mystique largement envahi par l’oxymore », comme le décrit Bernard Alazet dans l’édition du Ravissement de Lol V. Stein de la Pléiade : « De l’oxymore, écrit Bernard Alazet, Michel de Certeau dira : « La combinaison des deux termes se substitue à l’existence d’un troisième et le pose comme absent. Elle crée un trou dans le langage […]. Elle y taille la place d’un indicible. C’est du langage qui vise un non-langage. […] Dans un monde supposé tout entier écrit et parlé, […], il ouvre le vide d’un innommable, il pointe une absence de correspondance entre les choses et les mots. » « Trou dans le langage » dans lequel s’abîme Lol pour y découvrir ce « mot-absence », ce « mot-trou » qui « aurait retenu ceux qui voulaient partir ». Echouant à prononcer ce mot qui se soustrait au langage, Lol rejoint l’expérience mystique et l’état que Bataille nomme « théopathique » : « Dans la béatitude inerte de cet état […] l’espoir et l’appréhension ont l’un et l’autre disparu. L’objet de la contemplation devenant égal à rien […] paraît encore égal au sujet qui contemple […] Le sujet perdu dans la présence indistincte et illimitée de l’univers et de lui-même cesse d’appartenir au déroulement sensible du temps. Il est absorbé dans l’instant qui s’éternise » »[4]  Marguerite Duras, Lol V. Stein, Le ravissement de Lol V. Stein, Pierre Dumayet, Bernard Alazet, Michel de Certeau, Bibliothèque de La Pléiade, Moderato Cantabile,

Entrant dans cet univers, le lecteur n’a qu’une seule issue : se laisser porter, emporter, par le rythme, vers le ravissement, vers ce changement d’état de l’être, vers « ce transport de l’âme hors d’elle-même qui conduit à l’extase » (selon la définition que le Littré donne du mot ravissement).

Car si on s’essaie à la lecture cartésienne, celle qui cherche l’histoire, la chronologie, la compréhension des faits par l’analyse psychologique des personnages ou la rigueur syntaxique, le désarroi est total, le fou-rire et parfois la colère montent. Les quelques lignes que le critique, resté anonyme, de La libre Belgique, consacre au livre le 8 mai 1964, en sont un bon exemple: « Le critique se confond en excuses. […] Ne comprenant rien au Ravissement de Lol V. Stein, il ne peut que réagir comme on le fait devant une toile excessivement abstraite, il dit que c’est très beau, qu’il y a quelque chose, mais que, ne trouvant ni porte ni fenêtre, il renonce à rien dire du contenu »[5].

Dès la première page, les questions affluent dans la tête du lecteur raisonnable et raisonnant. Qui parle ? Quel est ce « je » qui fait apparaître des visions du passé puis du présent ? C’est un homme. On le sait dès la page 14 lorsqu’un participe passé se conjugue au masculin. Mais qui est-il celui qui affirme « l’écrasante actualité de [Lol V. Stein] dans sa vie »? Quel rôle joue-t-il dans cette histoire qui s’est déroulé sans lui, dix ans auparavant, lorsqu’au cours d’un bal, le fiancé de Lol V. Stein l’a quitté pour une autre ? L’auteure ne lève le voile de l’identité du narrateur qu’à la page 74, lorsque les personnages sont officiellement mis en présence et que Tatiana Karl présente à son amie Lol V. Stein son mari, Pierre Beugner, et son amant « Jacques Hold, un de leurs amis », « la distance est couverte, moi » commente seulement le narrateur. Le pronom personnel « moi », surgit, isolé, sans lien syntaxique avec le reste de la phrase qu’il clôt, par nécessité interne au récit, parce que c’est là que le narrateur doit révéler son identité – Jacques Hold – et son statut – amant de Tatiana Karl. Le mot se pose là où l’impose le récit, pas là où l’assigne la syntaxe. Toutes les règles sont subverties, dépassées, abolies, celle de la syntaxe tout autant que celles du comportement social : Lol V. Stein s’est imposée, sans y avoir été invitée ,au domicile de Tatiana Karl qu’elle n’a pas revue depuis des années.

Le récit existe, Duras elle-même l’a résumé à la demande de Pierre Dumayet, en 1964, devant la caméra de Lectures pour tous. L’avancée de l’histoire se fait au rythme de la marche de Lol V. Stein, à travers des cités balnéaires peu différenciées – T. Beach, S. Tahla, U. Bridge -  d’une crise de folie à l’autre, avec des intermèdes temporels importants pendant lesquels Lol est une épouse et une mère de famille exemplaire, trop rigoureuse peut être, marquée jusqu’à l’obsession par « la ponctualité, l’ordre, le sommeil ».

La scène clef, c’est celle inaugurale, du bal dans la ville natale de Lol V. Stein, à S. Thala, où, en présence de Tatiana Karl, Lol V. Stein assiste au ravissement de Michaël Ridcharson par une femme inconnue, nommée Anne-Marie Stretter :

« Lol a assisté à cet amour… naissant. […] Elle a vu la chose aussi complètement qu’il est possible. Jusqu’à se perdre de vue elle-même. Elle a oublié que c’était elle qu’on n’aimait plus. Elle était en faveur et avec… cet amour naissant. C’est ça le bal. Et c’était si merveilleux, cette éviction, cet anéantissement de Lol. »[6]

Lorsque Marguerite Duras décrit ainsi la scène, le sens apparaît, soudainement éclairé par un projecteur, alors que pour le lecteur emporté par la narration qui fait éprouver et vivre cette situation singulière, le sens se situe ailleurs, dans le partage d’un état qui rapproche, selon Bernard Alazet, «  le personnage de Lol des grandes figures mystiques, telle sainte Thérèse d’Avila ».

Le récit capte le lecteur et l’aspire dans un monde à la fois proche de celui qu’il connaît – par des sensations, des impressions, des évocations, des aspirations à être – et étranger à tout autre. Etre dans ce livre, c’est une expérience à part entière. C’est se laisser mouvoir sur un rythme incantatoire, se laisser porter par des dialogues où les paroles se frôlent plus qu’elles se croisent. C’est entrer dans la perception de ce qui continue à se mouvoir au-delà du rien. Car au centre de l’histoire de Lol V. Stein, il y a un manque fondamental, celui-là même qu’éprouve toute l’humanité. « Dieu serait donc le problème majeur de l’humanité ? – Oui. La seule pensée de l’humanité c’est ce manque à penser là, Dieu »[7] L’impersonnalité de Lol fait écho à l’absence de tout référent qui conduit le monde à sa perte, selon l’expression de Marguerite Duras dans Le Camion.

Revenir vers Lol V.Stein, c’est se confronter à ce vide, central, qu’elle incarne, à son  acceptation du désert de l’amour. Elle s’absente jusqu’à « l’abolition du sentiment ». Revenir à Lol V. Stein, c’est accepter de se mettre sous l’emprise de ce texte et de partager cet état jusqu’au danger qu’il peut y avoir à en être physiquement et psychiquement imprégné.

« Ecrire, ça se traduit toujours physiquement », a toujours affirmé Marguerite Duras[8]. L’art et la littérature agissent physiquement et même physiologiquement sur les spectateurs, les lecteurs. L’état de Lol V. Stein passé par le double filtre de l’art littéraire de Marguerite Duras et de la réception d’un lecteur qui accepte le lâcher prise est contagieux.

Il ne communique aucune maladie que celle trop commune du désamour et de l’absence. Il ne propose aucun autre remède que celui de l’écriture elle-même par lequel il est sans cesse partagé. Car Lol V. Stein, elle, n’aurait pas écrit. Et sans doute Lol V. Stein, elle, ne lisait pas.

« Etre comprise ne convient pas à Lol, qu’on ne sauve pas du ravissement »[9], pas plus qu’on ne sauve le texte qu’elle a inspiré de « la fin sans fin, [du] commencement sans fin de Lol V. Stein »[10].

Revenir vers Lol V. Stein, ou pour la première fois y entrer pour ensuite mieux y revenir… c’est continuer d’accomplir « le génie » de ce texte.

L’été, au cœur duquel Marguerite Duras l’a écrit, est la meilleure saison pour faire cette expérience, inouïe, que permet ce livre « seul » : aucun autre, avant ni après lui, ne l’a provoqué ni égalé.  

 



[1] Marguerite Duras, Dits à la télévision, Entretiens avec Pierre Dumayet, atelier/E.P.E.L., 1999, p. 26.

[2] Marguerite Duras, Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras, op. cit., pp. 101-102.

[3] Roger Grenier, article pour l’hebdomadaire « Elle » du 29 mai 1964, in Dossier de presse Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul de Marguerite Duras, textes réunis par Sophie Bogaert, 10/18, n° 3888, 2006 p. 107

[4] Georges Bataille, « L’érotisme », UGE, coll « 10/18 », 1965, p. 272, cité par Bernard Alazet, « Le Ravissement de Lol V. Stein, Note sur le texte », in Marguerite Duras, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, p. 1701.

[5]op. cit. p. 94.

[6] Marguerite Duras, Dits à la télévision, op. cit., p. 13.

[7] Marguerite Duras, La pluie d’été, POL, 1990, p. 139.

[8] Particulièrement à Pierre Dumayet, en 1992, à Trouville

[9] Jacques Lacan, Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V. Stein, Cahiers Renaud-Barrault, n°52, déc. 1965, in Dossier de presse Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul de Marguerite Duras, textes réunis par Sophie Bogaert, 10/18, n° 3888, 2006 p. 132.

[10] Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, Folio n°810, p. 184.

 


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